Le Tapis du salon, Annie Saumont
Petit bijou dans cette rentrée hivernale: la nouvelliste livre un recueil d'orfèvre.
Traductrice durant vingt ans, notamment de Salinger, Annie Saumont ne se consacre aujourd’hui qu’à l’écriture et avoue que toutes ses tentatives romanesques ont abouti… à une nouvelle de dix pages. Avec une quinzaine de recueils publiés, dont la plupart couronnés de prestigieux prix littéraires, elle est considérée comme l’une des grandes nouvellistes françaises.
Son œuvre, singulière et rayonnante, est appréciée par un très large public, traduite dans le monde entier et étudiée dans les collèges, lycées, et universités européennes et américaines.
Pour décliner les hasards qui surgissent des existences chaotiques de ses paumés un peu déglingués, lui importe juste de polir ses phrases telle une sculptrice ; puis de les ourler d'une chute pleine de trous, telle une dentellière. Sans doute faut-il lire Le Tapis du salon en prenant le temps de se laisser embarquer par chacune de ces histoires, bizarres et noires, d'animaux, de tapis, de handicapés, de mère-monstre ou de femme de ménage confuse. Sans doute faut-il se laisser doucement imbiber de leur singularité propre, en faisant reposer en soi la matière même des mots. Pour en goûter mieux, plus tard, tous les inconfortables parfums : de l'acidité fulgurante au moelleux vertigineux. Alors le décousu deviendra poème ou bien encore hymne étrange aux anonymes cabossés de l'existence.
Annie Saumont, la prolifique, est nouvelliste. Et elle n'est rien que cela. D'ailleurs, elle ne se pose pas la question. Il paraît que les nouvelles, ça ne se vend pas ? Elle s'en moque. Et puis, ce n'est peut-être pas si vrai que personne n'aime ça. Fabriquer un roman, non, merci, pourquoi ? Fabriquer, quel vilain mot. Annie Saumont, elle, parle de respiration. Son rythme à elle, c'est le court, le vif. Elle écrit et, en trois pages, son histoire est finie. Tant pis ? Tant mieux ! Suivante.
Mais la suivante - il ne faut pas croire - met du temps à venir. Car la précédente occupe énormément la dame. Ecrire, dit-elle, c'est tailler, éplucher, élaguer, essorer, battre les mots comme on bat un tapis, et même trancher dans le coeur, pas de quartier. Annie Saumont travaille la phrase dans un corps-à-corps. C'est une manuelle, une physique. Une têtue. Elle a l'exigence au bout des doigts. Quand elle n'est pas satisfaite de son labeur - bagarre avec les mots, duel avec la phrase -, elle oublie la chose, la laisse dormir parfois des années, et au suivant.
A 84 ans, elle est une femme libre, donc un écrivain libre. Elle se permet tout, et même l'impensable. Offenser les bonnes moeurs, la grammaire. Elle invente des histoires en suspension, des personnages au bord du monde, et tord la syntaxe, la patouille, la convulsionne avec amour, bannit quand cela lui chante - et c'est souvent le cas - les virgules qui cassent sa narration, oublie les négations, colle des anglicismes, régurgite des expressions piquées à la rue, ose le langage des SMS, ne finit pas ses phrases. Pas la peine, les lecteurs comprennent - ils sont grands, et pas si bêtes, à eux de terminer le travail, de s'approprier ces impromptus, de se laisser submerger par l'émotion.
Elle écrit l'émotion en bannissant les pleurnicheries, les effets d'emphase. Elle ne s'acharne pas sur l'événement, ne cherche pas non plus à portraiturer ses personnages, un ou deux détails suffisent bien. Même si ses nouvelles s'inspirent de choses vues, entendues, de faits divers crapoteux, de bagatelles pas si anodines, même si elle met en scène des gens comme elle, comme nous, ou des borderline, hommes et femmes un peu cinglés, un peu paumés, gamins féroces ou pas si innocents, Annie Saumont raconte, jamais ne démontre.
La nouvelliste, qui dans une autre vie a traduit V.S. Naipaul, Nadine Gordimer, Salinger..., ne porte jamais un quelconque jugement sur ses personnages. « Never », dirait-elle. Ils sont ambigus, troublants.
Ainsi va le monde, tout de travers. Annie Saumont, elle, l'empoigne, va droit au but, écrit l'illusion, les rêves, les désirs, les cruautés, les misères, les désarrois amoureux, les solitudes enfantines.