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La XXVème heure
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10 mai 2012

Paris-Brest, Tanguy Viel

viel1Si le titre évoquait en clin d'oeil un gâteau au praliné prompt à écoeurer, l'histoire se terminera pourtant avant le dessert. Et avant même le réveillon de Noël annoncé, sur un plat de résistance à la sauce aigre-douce, de ceux que l'on déguste en famille et que les convives auront grand mal à digérer.

Louis, fils prodigue, n'était pas revenu chez ses parents depuis trois ans, parti vivre à Paris pour s'arracher à une influence trop pesante. Trois années mises à profit pour écrire un roman dont le fin mot, posé à la faveur de ce retour en Bretagne, ne sera pas celui qu'il croyait.

C'est ainsi que Tanguy Viel aime à mener ses intrigues, ménageant le suspens par l'amplitude de ses phrases, la répétition d'adverbes qui crée une urgence et une anxiété, autant que par l'atmosphère si particulière qu'il développe en quelques lignes, maniant les ombres et les éclaircies en un bal de faux-semblants d'où éclate toujours une vérité étonnante.

C'est à nouveau à Brest que l'écrivain a planté son théâtre, pas au grand air vivifiant de l'océan mais vieldans celui vicié de maisons aux murs de granit épais. Autant dire au bout du monde, dans ce Finistère où ses personnages sont travaillés à la fois par l'appel du large et par le carcan séculaire des usages provinciaux. Et c'est à nouveau l'argent qui sera, dans ce cinquième roman, le nerf de la guerre.

Quelques années auparavant, la grand-mère de Louis avait rencontré Albert au Cercle marin, cantine locale où tout ce que Brest compte d'un peu chic ou qui croit l'être se réunit, une «salle plus vertigineuse qu'un muséum d'histoire naturelle». Selon un accord passé chez notaire, le très vieil homme lui promit sa fortune en échange de sa compagnie. «Un peu comme un viager…», confiait-on à voix basse.

Peu de temps après la grand-mère devint millionnaire et propriétaire d'un grand appartement dominant le port, «cent-soixante-mètres carrés avec vue sur la rade, répétait-elle comme si c'était un seul mot, une seule expression qu'elle avait prononcée des milliers de fois, laissant glisser dessous toutes les images qui allaient avec, c'est-à-dire la mer bleue de la rade, les lunatiques teintes de l'eau, les silencieuses marées d'août, les reflets de la roche et les heures grises de l'hiver».

«En rade» aurait d'ailleurs pu être un bon titre pour cette histoire, tant cet appartement vue-sur-mer bourré de billets de banque allait mener tout le monde au fiasco. Car l'arrangement prévoyait une autre clause, indiscutable : que soit aussi gardée la femme de ménage, madame Kermeur, cheval de Troie de leur malheur annoncé selon la mère de Louis.

Très vite obsédée par celle qu'elle considère comme une rivale et une menace, elle va poster son fils en surveillance dans l'appartement du dessous, faisant de lui une sorte de concierge prompt à la prévenir en cas de danger. Du moins le croit-elle, quand lui, mi-obéissant mi-frondeur, est tiraillé entre sa fidélité et l'envie de s'extraire de cet environnement délétère, oppressé par les pas de la vieille dame qui résonnent au plafond comme le battement de son sang.

Son «ami», le fils Kermeur, un peu paumé un peu voyou, l'y aidera, l'incitant à faire le ménage par le vide, dans l'appartement et dans sa vie. Louis prendra donc la poudre d'escampette, avec de l'argent mal acquis, certes, mais qu'il aura en quelque sorte blanchi de son hypocrisie, direction Paris et une chambre de bonne avec vue sur le jardin du Luxembourg, d'où il ne reviendra que pour ces fêtes de Noël, son manuscrit sous le bras pour solde de tous comptes.Viel3

Tanguy Viel aime les histoires de crime parfait, et il sait les mener avec doigté (on se souvient du hold-up de L'Absolue Perfection du crime ou du kidnapping d'Insoupçonnable).

Il fait de Louis un narrateur et un témoin, bientôt acteur et même scribe de son histoire. S'il remporte notre sympathie, le jeune homme est-il pour autant plus valeureux que les autres ? Que ce père exilé après le scandale financier du club de foot qu'il dirigeait, et qui n'ose piper mot devant sa femme et sa belle-mère ? Que cette mère plus attentive à défendre sa réputation déjà bien entachée qu'à aimer ses enfants ? Que ce frère qui comme lui a préféré endosser le rôle qu'on lui tendait plutôt que de voler de ses propres ailes ?

viel2Chez Tanguy Viel les rapports sont régis par contrats, tacites ou formulés, voire notariés. La petite ville de province est un cadre idéal pour mettre en scène ces affrontements de classe, chacun de ses personnages considérant son prochain depuis son milieu social, avec son vocabulaire et ses codes, et l'illusion parfois d'avoir enjambé le gouffre qui le séparait d'une meilleure condition en jetant dedans quelques billets. «S'acharner des jours en pensant qu'une vie se rattrape en jouant au golf, soupirait le narrateur d'extraction modeste d'Insoupçonnable, sans que nulle part autour, aucun signe de soi ne déborde.»

Paris-Brest est le roman d'un face-à-face entre deux mondes, le prolétariat et la basse bourgeoisie, figurés par deux personnages : la mère de Louis et le fils Kermeur, entre lesquels le jeune homme fait le joint sinon l'arbitre, trouvant à chacun des circonstances atténuantes et des chefs d'accusation. Et l'on comprend vite que c'est aux deux facettes de sa propre personnalité, et à ses propres contradictions, qu'il est ainsi confronté. Les masques tomberont, provoquant la ruine, réelle ou fictive, des uns, et la libération d'autres, tel ce père maladroit, qui par un dernier geste, anodin mais émouvant, offrira au roman et à son fils une bouffée d'air frais inespérée.

(La croix)

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  • La lecture n'est pas une confusion entre fiction et réalité, une humiliation du réel. Lire n'est pas une activité séparée en concurrence avec la vie. Au contraire! Elle donne forme, saveur, style et même élégance à l'existence...
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