Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La XXVème heure
Archives
4 septembre 2015

Mes amis, Emmanuel Bove

bove

Magnifique (re)découverte lors du "Benoît Poelvoorde "L'intime Festival" 2015, "Mes amis" se révèle une perle d'humour, de causticité, d'amour et de lucidité. Plongez dans ce grand roman publié en 1924...

*Il y a des personnages littéraires assez forts pour devenir des prototypes d’un trait de caractère humain (Harpagon et l’avarice, Rastignac et l’arrivisme, Oblomov et la paresse…). Et puis, plus subtilement, il y a des personnages qui, sans nous résumer, rassemblent avec une perspicacité frappante plusieurs de nos traits.

En général, ceux-là nous font rire, peur et honte. C’est le cas de Victor Bâton, le héros de «Mes amis», le premier roman d’Emmanuel Bove (1898-1945) paru en 1924 chez Ferenczi, mais qui s’avère d’une telle drôlerie, d’une telle modernité qu’il aurait pu être écrit la semaine dernière.

Victor est un traîne-savate, un vrai. Mais pas du genre content de lui, ni érudit flamboyant à la Cossery, non. Victor loge dans un galetas à Montrouge et ne fait rien de ses journées, mais il aimerait bien. Il aimerait bien, sans évidemment faire rien pour, passant ses journées à errer dans les rues, les squares et les gares à observer les commerçants, les statues, les jolies femmes.

Il est de ces fainéants qui trouvent le temps long. S’il pouvait, bien entendu, il voudrait avoir des sous, une belle maîtresse et se montrer généreux avec les pauvres, qui lui en seraient tellement reconnaissants. Mais il n’entreprend jamais rien, trop occupé qu’il est à gémir sur son sort du matin au soir.

bove1

Les « amis » du titre, Victor n’en a pas, justement. Ou si peu. Des gens de passage, rencontrés dans la rue, pas toujours fréquentables. Il faut dire qu’il aime particulièrement qu’on le plaigne, ce qu’aucun d’entre eux ne fait jamais, hélas. Alors parfois, pour qu’on s’intéresse un peu à lui, il fait mine de se jeter à l’eau:
"Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se tournaient." La semaine dernière, il s’en était fallu de peu que je me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère.»

Menteur, couard, hypocondriaque, égocentré au dernier degré, Victor se figure être un être délicat jeté dans un monde trop dur. Et là où Bove touche au génie, c’est en dépeignant ses accès de gaucherie, tous ces moments où, comme nous, il se sent encombré de son corps idiot, ne sait quoi dire pour paraître intelligent ou se mortifie d’avoir eu l’air grossier quand il ne cherchait qu’à faire de l’esprit. Victor exprime cette part de l’enfance maladroite et honteuse qui demeure chez les adultes. Entrant dans un bordel, il pense: «J’aurais tant voulu avoir l’air de connaître les lieux.» Voilà le résumé de son existence.

Bien entendu, à la lecture de « Mes amis », on est vite frappé par un pressentiment – ce «Pressentiment» qui donnera son titre à un autre roman important de Bove, publié en 1935: et si les hasards de la vie l’avaient fait naître riche et puissant, plutôt que pauvre?

La réponse coule de source: Victor se comporterait comme les autres, serait vaniteux, condescendant, voire un peu cruel. On le sait grâce à Neveu, un marinier encore plus loser que lui qu’il a ramassé dans la dans la rue et à qui il offre une virée au resto. Mais l’ivrogne n’a pas de manière: il lui cause à peine.

"Vraiment il n’était pas délicat. J’aurais été, à sa place, beaucoup plus poli avec un bienfaiteur. Il avait de la chance d’avoir affaire à moi. J’ai l’esprit large et je suis charitable. L’ingratitude ne m’empêche pas de faire le bien (…). J’ai remarqué qu’il ne faut pas être familier avec les personnes mal élevées. Elles confondent la familiarité avec l’amitié. Tout de suite, ils s’imaginent être votre égal.»

Pas étonnant que ce coup de maître ait ravi Colette, la marraine littéraire du jeune Bove: ses phrases courtes s’enchaînent avec une simplicité qui relève presque de la sécheresse. Mais elles révèlent un savoir-faire hors du commun, un tel sens de l’équilibre que pas une ne pourrait être retirée sans rendre bancal le paragraphe entier.

Bove, cet anti-Céline qui vécut «la vie comme une ombre» (pour reprendre le titre de l’épatante biographie que lui ont consacré Raymond Cousse et Jean-Luc Bitton au Castor Astral, en 1987) ne martèle jamais, ne la joue pas à l’épate. Toute son œuvre, jusqu’au magistral «Piège» (paru en 1945) est de ce tonneau-là: drôle, désespérée, élégante.

Comme l’écrit Enrique Vila-Matas, «il est arrivé à Bove la même chose qu’à Marcel Schwob: ce sont deux écrivains qui ont changé l’histoire de la littérature contemporaine, mais qui sont méconnus, dont l’on parle à peine; bien plus grande est la renommée de leurs successeurs, qui surent retenir avec génie leurs leçons.» 

*Bibliobs

Extraitbove2

Publicité
Commentaires
La XXVème heure
  • La lecture n'est pas une confusion entre fiction et réalité, une humiliation du réel. Lire n'est pas une activité séparée en concurrence avec la vie. Au contraire! Elle donne forme, saveur, style et même élégance à l'existence...
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 176 923
Publicité