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La XXVème heure
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28 décembre 2011

Stefan Zweig, Biographie, Dominique Bona

zweigIl y a, en général, deux temps forts et passionnants dans les biographies: l'enfance, l'agonie. Comment on grandit, comment on meurt. On peut, classiquement, prendre les vies dans l'ordre chronologique, les biographes le font, les lecteurs les lisent ainsi. Mais on pourrait, souvent, se passer des longs jours qui les séparent l'une de l'autre, sauter par-dessus l'existence, aller tout de suite au bout: la fin du tunnel illumine tellement le reste ! Elle le résume, le condense. Bien sûr, la méthode serait injuste, peu respectueuse de la maturité. Mais c'est bel et bien par elle, et par la focalisation sur ces deux bouts de la vie, que peut le mieux s'éclairer une vie d'homme, le mystère que, toujours, elle représente.

Dans le cas de Stefan Zweig (Vienne, 1881-Petropolis, 1942), c'est d'une lumière noire que jaillirait la vérité de l'homme. Et la méthode du saut dans le temps est tentante. La réédition de la biographie très enlevée, profonde, humaine, de Dominique Bona confirme que l'éclairage terminal, ce double suicide de l'écrivain en exil et de sa jeune femme Lotte, réfugiés dans le décor de cette «Salzbourg des Tro- piques» qu'est la petite ville brésilienne, éclaire crûment tout ce qui précéda. Il mourut tel qu'il vécut : dans un désespoir méthodique, dans l'amertume de son deuil d'Europe. À sa première femme, Friderike, il écrit: «Je suis apaisé et heureux.» Apaisé, peut-être. Mais heureux? Au même moment il laisse un testament intellectuel désemparé: «Ma patrie spirituelle, l'Europe, s'est anéantie elle-même.»

C'est bien un patriote européen qui se donne la mort après avoir classé ses papiers, rangé ses archives, payé ses factures, écrit à ses amis de lui pardonner et de ne pas s'inquiéter. Deux guerres ont assassiné ses utopies généreuses. La Première Guerre mondiale a ravalé Vienne, sa ville natale, au rang de capitale d'une Autriche amputée de l'Empire austro- hongrois où la diversité de peuples rassemblés sous les Habsbourg donnait raison à ses rêves d'universalité. La Seconde Guerre mondiale, avec le saccage des libertés, la haine de l'esprit, la puissance des haines, lui révélait que, décidément, il avait rêvé. Rêvé la fraternité, rêvé la pérennité de la vieille formule dont Vienne était si fière, avant 14: «Vivre et laisser vivre.»

Avant de mourir il reviendra longuement sur le passé, rédigeant un chef-d'oeuvre de mémorialiste : Le Monde d'hier. À Petropolis, il reconstruit son enfance, la jeunesse de ses idées, de ses idéaux, cet Empire, «âge d'or de la sécurité» où il faisait bon vivre, écrire, penser, débattre, entendre des chefs-d'oeuvre de la musique. Et construire une sorte de prototype de ce qu'aurait pu devenir toute l'Europe. Au lieu de quoi la lâcheté des démocraties, la bêtise lourde et brutale du pangermanisme, l'éclatement national et chauvin des peuples crispés, tout cela a rendu caducs, croit-il, ses projets, ses sensations, ses rêves. Échec sur toute la ligne. L'enfant inquiet, neurasthénique, riche («Ô, enfance, étroite prison») avait trouvé dans les livres, puis dans l'amitié avec les auteurs rencontrés dans les cafés viennois, une échappée, une liberté : celle de l'esprit. Il avait trouvé dans l'écriture (poèmes, d'abord, puis nouvelles à l'immense succès, pièces de théâtre, biographies prodigieuses) non pas une dérivation à son ennui de vivre, mais une raison de vivre.

Et voilà que, lui qui n'avait jamais aimé être considéré comme un juif (il n'était ni élevé dans la religion, ni fier ni honteux de ses ascendances, mais citoyen du monde, de l'Europe, de la culture), voilà que l'Histoire démentait ses envies, sa drogue, ses besoins. Sur la terre entière il avait fait des conférences acclamées pour prôner la fraternité, l'universalité de l'esprit, la haine de la haine, s'inspirant de son ami Romain Rolland, celui de Au-dessus de la mêlée. Mais à vouloir se tenir trop au-dessus, pour échapper à l'anxiété de l'actualité on finit quand même par être rattrapé par l'actualité et par la politique, cette politique honnie qu'il appelait «la science de l'absurdité».

Il était riche, d'une élégance toujours impeccable, témoin d'une Belle époque finie. Il fut incapable d'amour vécu dans la complétude (deux épouses servantes, associées, collaboratrices, admiratives, supportant ce qu'il appelait des «épisodes», nombreuses passades sensuelles avec des anonymes). Ayant refusé toute paternité autre que celle de ses écrits, il cachait ses peurs, ses fractures et son insatisfaction. Au point que rares furent, après sa mort, ceux qui comprirent son suicide et nombreux ceux qui le lui reprochèrent. Comme s'il avait déserté le champ de bataille au pire moment.

(La croix)

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  • La lecture n'est pas une confusion entre fiction et réalité, une humiliation du réel. Lire n'est pas une activité séparée en concurrence avec la vie. Au contraire! Elle donne forme, saveur, style et même élégance à l'existence...
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