Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La XXVème heure
Archives
25 décembre 2011

Le chagrin, Lionel Duroy

duroyOn m’en parlait beaucoup. Trop peut-être. Car j’éprouvais une sorte de réticence à plonger dans ce livre au titre si évocateur : « Le chagrin ». Mais c’est lors de son passage à « La grande Librairie », que dès le lendemain j’achetais le livre et m’y lançais à corps perdu. Lionel Duroy n’apparaissait pourtant pas pour ce qu’on nomme en télé « un bon client ». Mais il m’avait ému. Sa fragilité, sa difficulté à expliquer sa quête, son humilité, son travail à l’os de la douleur…

Et je ne fus pas déçu. Au contraire. Dans la foulée, j’ai enchaîné « Priez pour nous » et "Colères" ! C’est dire…

Le chagrin est un terrain vague où l'on peut se perdre. Henri Calet, Emmanuel Bove y vivaient aux frontières du désespoir, mâtiné de détachement. Lionel Duroy, leur frère en tristesse, y campe depuis longtemps. Depuis son enfance, au milieu de dix frères et soeurs, entre un père bonimenteur, arnaqueur à la petite semaine, et une mère détestée. Dans une maisonnée qui s'agrandit régulièrement d'une tête nouvelle, pas forcément désirée. Fruits paradoxaux d'une mésalliance de deux êtres qui ne s'accordent que sur l'oreiller, dont le mariage est un leurre. Ils se sont trouvés dans la région bordelaise, appartiennent à des familles désargentées dont le ressentiment trouve un exutoire dans le culte voué au maréchal Pétain, aux valeurs nationales, à un monde figé, désorienté.

Bien que paré du titre de baron, le père est issu d'une branche morte de l'aristocratie et d'une union entre cousins ; sa femme, héritière de peu, sort d'une lignée sans atouts. Elle épouse un planqué qui ne résiste à rien. Son animosité contre sa «famille de dégénérés» s'étend aux morts. «Toto» (ce surnom !) est soumis aux bourrasques de colère de son épouse tyrannique et à un petit jeu dont les poussées d'hystérie rivalisent avec les fausses crises de nerfs. Sous le regard méprisant des enfants. Surtout celui du narrateur qui observe tout, souffre et s'enfonce dans un chagrin qui va devenir son amère patrie.

La vie dans cette famille est une sarabande de folie entre un mari qui accumule les chèques sans provision, les misérables combines, les amitiés louches et précipite les siens dans des dégringolades sociales désespérantes. Expulsions, déscolarisation, haine conjugale. Un feu permanent attisé par une mère rêvant d'une vie mondaine, aux côtés d'un époux sans le sou qui refuse d'en prendre conscience. Climat de tempêtes et d'expédients dans un univers où l'on vomit de Gaulle, où l'on soutient Tixier-Vignancour, où l'on applaudit le jeune Le Pen à la Mutualité, où l'on se désole quand échoue le pustch d'Alger après avoir attendu, le regard vers le ciel, que les paras sautent sur Paris, sortent le félon de son lit républicain et rétablissent une bonne vieille dictature.

Son chagrin, Lionel Duroy l'attribue à un épisode qui s'est déroulé en Tunisie où ses parents ont un peu vécu. L'un des aînés venait de contracter le choléra et la mère était partie vers la métropole, abandonnant les autres pour le sauver. Depuis, le rescapé jouissait d'un privilège d'affection. Au milieu du récit de ce souvenir, Lionel Duroy est victime d'une panne d'écriture, en proie à des angoisses, des paniques qui vont le mener dans les gouffres de la dépression. Pages impressionnantes sur le sentiment d'insécurité et d'errance dans les ténèbres que peut éprouver un écrivain quand les mots se dérobent. Psychisme en déroute, raison vacillante, corps qui lâche. Et puis, un jour, la nécessité souterraine, impérative, l'emporte. Les mots reviennent. Le livre renaît. Écrire sauve du naufrage.

Plein de bonne volonté mais être faible, le père s'emberlificote dans des scénarios invraisemblables, planque les lettres d'huissier qu'il n'ouvre pas, achète et loue des maisons sans en avoir les moyens, avec son «sourire de représentant de commerce». «Le sourire d'un homme qui n'est pas certain d'avoir mérité qu'on lui ouvre la porte, mais qui pense malgré tout avoir de bons arguments pour se rendre indispensable», résume son fils. Autour de lui rôdent des demi-soldes de l'OAS, toujours prêts à comploter. Et le représentant des aspirateurs Tornado, des éponges Spontex, des bonbons Le Chat Gourmet et des huiles Bardahl leur offre le refuge de sa camionnette comme base arrière de leurs folles lubies.

Un homme incapable de se faire respecter et de protéger ses enfants face à une mère, mi-Emma Bovary, mi-Folcoche, qui distribue les critères de ses préférences, séparant ses enfants entre les élus de son coeur et les délaissés. Elle terrorise son entourage, humilie son mari, englue le foyer dans la mélasse de sa bêtise.

Dans ce «roman» autobiographique (où il se met en scène sous un faux prénom, William : mais pourquoi donc ?), Lionel Duroy dévide la pelote embrouillée de sa vie comme on dévale les pentes d'un toboggan à bosses, avec beaucoup de soubresauts et de chocs, aligne les chapitres effarants d'une vie dispersée aux quatre vents qui plombent son entrée dans la vie d'adulte. Jusqu'aux premiers baisers du premier amour. Il n'en revient pas de se sentir soudain «précieux, aimable, désirable et même beau» .

Sylvie, Agnès, Blandine. Une révélation, deux femmes et quatre enfants plus tard, il revient sur le mystère de ses rencontres, les silences d'Agnès, l'énigme du visage, touchant et bouleversant, de Blandine. Et le tour qu'a pris son existence. Libération où il est devenu journaliste. Ses reportages dans des pays en guerre (Nouvelle-Calédonie, ex-Yougoslavie) où il retrouvait dans les yeux des populations déplacées un peu de sa propre détresse. Ses enquêtes sur Le Pen, tortionnaire en Algérie, pour en finir avec son propre passé. La confiance de ses éditeurs - Bernard Barrault et Betty Mialet -, son divorce avec Libé après l'arrivée d'un rédacteur en chef qu'il n'épargne pas, sa séparation d'Agnès, son récit implacable - Priez pour nous - destiné à liquider sa mère mais qui le coupe de toute sa famille, rejeté pour avoir tout déballé. Les mots et l'écriture comme rempart à ses propres tourments.

Et aussi le miracle de l'amour avec Blandine et le bonheur d'avoir des enfants. Mais le désastre des origines le laisse bancal et trop vulnérable. C'est chez un autre écrivain, Knut Hamsun, qu'il retrouvera «les mêmes fragilités, le même désespoir de n'être que ce que nous sommes, la même nostalgie d'une vie qui nous aura constamment échappé (nostalgie d'une lumière, d'un visage de femme)». 

(La Croix)

Publicité
Commentaires
La XXVème heure
  • La lecture n'est pas une confusion entre fiction et réalité, une humiliation du réel. Lire n'est pas une activité séparée en concurrence avec la vie. Au contraire! Elle donne forme, saveur, style et même élégance à l'existence...
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 176 923
Publicité