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La XXVème heure
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17 décembre 2011

Richard Powers, Le temps où nous chantions

Richard PowerA près de cinquante ans, Richard Powers ressemble toujours à l'étudiant en physique qui, jadis, songeait à devenir chercheur en laboratoire. A moins que ce ne soit à l'ancien élève de violoncelle, de saxophone et de clarinette qui se voyait jouer au sein des grandes formations classiques. Ou bien au programmeur informatique qu'il fut à ses débuts, lorsqu'il revint aux Etats-Unis après une jeunesse passée à Bangkok et une escale aux Pays-Bas, qu'il lui fallut prendre un métier pour gagner sa vie et que l'écriture ne l'avait pas encore, selon son propre terme, «kidnappé». Presque deux mètres, une silhouette efflanquée, de fines lunettes sur lesquelles retombe une frange grisonnante. Et le débit enflammé de ceux qui ont voué leur vie à leur passion. Celle de Richard Powers vient de lui inspirer l'un des romans les plus vertigineux que l'on puisse lire sur l'identité américaine. Le temps où nous chantions, paru il y a trois ans aux Etats-Unis, valut à son auteur, dont la notoriété était jusque-là confidentielle, d'être comparé à Philip Roth (pour l'ambition), Gabriel García Márquez (pour le style), Thomas Mann (pour l'usage de la musique) et même Marcel Proust (pour la méditation sur le temps). C'est à la fois prestigieux et insuffisant: Richard Powers est, tout simplement, l'un des meilleurs écrivains d'aujourd'hui. Sa prose est magnifique; son propos, saisissant. En sept cent soixante pages d'une élégance et d'une puissance rares, il a écrit le grand roman américain sur les problèmes raciaux. Et sur la musique. 

Tout a commencé voilà vingt-cinq ans. «Je travaillais sur mon premier roman, Trois fermiers s'en vont au bal*, raconte-t-il, lorsque j'ai découvert un document décrivant le concert que donna Marian Anderson à Washington en 1939. Ce nom est sans doute peu connu des Français mais c'est un symbole de l'histoire américaine.» Ce jour-là, une Africaine de Philadelphie dont la voix fascinait les plus blasés monta sur scène à l'initiative d'Eleonore Roosevelt, la première dame des Etats-Unis, et colla aux Blancs et aux Noirs venus, en pleine ségrégation, assister à ce concert en plein air, le même indéfinissable frisson. «Ce jour-là, poursuit Powers, lorsque cette femme noire se mit à chanter les lieder de Schubert, toute l'Amérique, même la plus sauvage, se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond dans le pays.» Ce jour-là, un émigré juif blanc tout juste arrivé d'Allemagne où il fuyait le nazisme rencontra une jeune Noire mélomane; le roman de Richard Powers pouvait débuter. 

David Strom épouse Delia Daley dans des conditions invraisemblables. Ils auront trois enfants. Jonah, l'aîné, possède une de ces voix que l'on entend une fois par siècle et deviendra un ténor de renommée mondiale; Ruth, la cadette, rejettera les valeurs familiales pour s'engager aux côtés des Black Panthers; Joseph, le narrateur, accompagnera un temps son frère dans son éducation musicale et sentimentale, puis tentera de préserver l'unité d'une famille aux prises avec l'Histoire. Car c'est bien l'histoire de l'Amérique au cours des soixante dernières années que retrace Richard Powers à travers le destin d'une famille d'émigrés, parias du Vieux Monde d'un côté, descendants d'esclaves africains de l'autre. «L'identité américaine passe par la couleur de la peau, précise-t-il. United we stand, proclame l'Amérique. Mais c'est une illusion! La réalité est que l'Amérique est une nation qui n'a jamais été unie. Le racisme est la question centrale de ce pays. Depuis la fin de la ségrégation, le fossé qui séparait les Noirs des Blancs s'est déplacé, mais il existe toujours. Le sort des métis est le moins enviable qui soit.» C'est ce que sait parfaitement David Strom, ce physicien un peu cinglé qui vit dans un modeste appartement de la pointe nord de Manhattan et reçoit chez lui un vieillard encore plus fou du nom d'Albert Einstein qui lui conseille vivement de placer son fils Jonah dans une école où il pourra développer son formidable talent vocal. Il envoie donc ses enfants à la prestigieuse école de Boston, puis à Juilliard, l'université musicale la plus prisée de New York. Là, Jonah et Joseph apprendront à chanter mais aussi à trouver une place dans ce monde si différent du cocon familial factice recréé par leurs parents. Jusqu'à ce qu'advienne le drame, le premier d'une longue série: leur mère périt dans l'incendie accidentel de l'appartement new-yorkais. 

La petite cellule familiale, patiemment construite contre la ségrégation, contre la haine d'un voisinage obsédé par l'idée de pureté, contre la violence permanente d'une société où l'extrême pauvreté côtoie l'excès de luxe, cette famille se désagrège. Jonah est, malgré lui, pris dans les filets de la politique. Il devient, pour les uns, «la meilleure façon d'attirer l'attention du monde blanc» et, pour les autres, le symbole de ce que l'Amérique ne doit jamais être. A l'image de sa voix (il était soprano à l'adolescence, adulte il sera ténor), Jonah mue: ses états d'âme sont splendidement décrits par son frère, scribe mélancolique et précis, ultime témoin d'un temps où la musique tenait lieu de protestation, constituait la seule armure capable de vous protéger contre le monde extérieur, ce hurlement. Les deux frères, à la peau «couleur de savonnette» ou «lait boueux», chantent les paroles des Blancs d'Europe - et singulièrement d'Allemagne - en des pages sublimes où Powers fait montre d'une exceptionnelle connaissance en matière de musique classique, d'instruments, de chant, convoque Brahms et Schubert mais aussi Miles Davis et le hip-hop. Mieux, du fin fond de l'Illinois dont il dit ne plus guère sortir et où il écrit «dix heures par jour», Richard Powers a composé un roman-fleuve qui s'écoute autant qu'il se lit, aussi fluide qu'une symphonie: ruptures, rythme effréné, allers-retours dans le passé, incises, nouvelles cavalcades... jusqu'au finale, sur fond des récentes émeutes de Californie où le Noir Rodney King fut passé à tabac par la police. 

«Avant d'être une terre promise, l'Amérique est d'abord un endroit où il faut apprendre à survivre», lâche Powers. C'est ce qu'il illustre dans ce roman exceptionnel, où Jonah a le tort d'avoir le teint trop noir aux yeux des Blancs et trop blanc aux yeux des Noirs. Pas une once de bons sentiments, dans cette épopée. Il n'est même pas sûr que Powers fasse preuve de cet «humanisme» dont on parle parfois à son endroit. «J'ai voulu montrer que le racisme n'est pas une donnée naturelle de la conscience, il dépend toujours d'un contexte politique.» La seule véritable identité, par-delà la couleur de la peau, est la musique. Celle de ce roman vous obsédera pendant longtemps. 

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Commentaires
L
Livre commencé..... :-)
La XXVème heure
  • La lecture n'est pas une confusion entre fiction et réalité, une humiliation du réel. Lire n'est pas une activité séparée en concurrence avec la vie. Au contraire! Elle donne forme, saveur, style et même élégance à l'existence...
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